Il a été son avocat durant le procès de Rivonia qui condamna Nelson Mandela à la prison à vie, et un visiteur assidu durant trois décennies que l’icône de la lutte contre l’apartheid passa derrière les barreaux. Madiba a toujours manifesté une grande tendresse à l’égard de George Bizos, qu’il avait rencontré sur les bancs de la Faculté de droit . George figurait parmi les rares personnes dont Nelson acceptait encore la visite, au crépuscule de sa vie. Dans sa maison de Parktown, à Johannesburg, il a longuement reçu notre envoyé spécial Michel Peyrard pour évoquer son ami, entre rires et larmes. Extraits.
L’ICONE
Nelson disait lui-même qu’il ne voulait pas être considéré comme indispensable. « Ni saint, ni sauveur de la nation » insistait-il. C’était un être humain et il souhaitait être vu comme tel. Il pensait simplement que son attitude, en prison, durant les négociations puis comme président, pouvait servir d’exemple, non seulement en Afrique du sud mais sur tout le continent. Les dirigeants y oublient trop souvent qu’ils sont au service du peuple, et non de leurs seuls intérêts. Il voulait montrer l’exemple aussi quand il prônait la réconciliation, alors qu’ils étaient nombreux en Afrique du Sud à réclamer des procès de Nuremberg contre les auteurs de crimes contre l’humanité durant le gouvernement de l’apartheid. Nelson avait étudié l’Histoire. Il savait que les révolutions violentes créent leurs propres excès, que la Révolution française avait conduit à la Terreur, et la Russe, au stalinisme. C’était aussi pour cela qu’il pardonnait. C’était un homme de consensus et un démocrate.
L’OPTIMISTE
Il l’a toujours été. Quand il était en prison, j’ai dit un jour : « tiens, les prochains jeux olympiques fêteront un siècle d’existence ». Nelson m’a tendu le bras et m’a répondu : « allons-y ensemble ». Et de facto, il était libre lors des jeux d’Atlanta, ceux du centenaire ! Nous en avons beaucoup ri. Une autre preuve de son optimisme remonte aux années 70, alors qu’il est toujours condamné à vie. Il avait demandé que l’œuvre complète d’un grand poète afrikaner lui soit envoyée à Robben Island. Quand l’éditeur lui a fait parvenir l’ouvrage, Nelson lui a écrit une lettre en afrikaans avec l’aide de Neville Alexander, un compagnon de détention qui parlait cette langue. Il le remerciait avant d’ajouter : « un remerciement écrit ne suffit pas devant pareil geste. Je vous appellerais bientôt pour le faire de vive voix ». Et c’est exactement ce qu’il a fait, une fois libéré, bien des années plus tard !
LA FAMILLE
Il a souvent exprimé ses regrets, pour l’avoir négligé en raison de son engagement politique. Mais je pense qu’il était trop dur avec lui-même sur ce point. En prison, il était toujours attentif à ce que nous, à l’extérieur, organisions l’éducation de ses enfants et de ses petits-enfants, en accord avec les mères. Les premières années ont été pour Nelson très difficiles sur ce plan. Il n’avait même pas droit à une photo de sa femme et de ses enfants dans sa cellule. Pour avoir été si longtemps privé d’eux, il a manifesté à sa libération une faim insatiable de la compagnie des enfants. Un jour que nous étions en Grèce, installés dans un café près du temple de Poséidon, la sécurité avait installé un long ruban pour isoler Nelson des curieux. Il y avait plein d’enfants qui l’observaient. « Pourquoi ont-ils mis ce ruban ? » m’a demandé Nelson. « Pour que tu ne sois pas emporté par la foule ». Il s’est mis en colère : « peu importent les adultes, mais je veux que chaque enfant puisse venir auprès de moi et me serrer la main ». Quelques minutes plus tard, il saluait un par un près de 75 mômes âgés de 5 à 10 ans, avec à un petit mot pour chacun. Il était heureux.
Il était trop généreux
LES DERNIERS TEMPS
Son esprit le quittait parfois, comme il est normal à nos ages. Il avait 94 ans, et moi 85. Nous perdons la mémoire. Il lui arrivait de me demander des nouvelles de camarades déjà morts. Mais la dernière fois que nous nous sommes vus, il y a trois mois, juste après son avant-dernière hospitalisation, il m’a bien reconnu et nous avons agréablement conversé. C’était encore l’été en Afrique du sud, et j’avais ôté ma veste. À l’heure de partir, je l’ai oubliée. C’est Nelson qui m’a dit : « George, ta veste ! ». En dépit de sa faiblesse, il restait toujours attentif au bien-être de son prochain. Je me souviens d’un dimanche après-midi où je raccompagnais ma belle-mère chez elle. Comme la maison de Nelson se trouvait sur mon chemin, je me suis arrêté un instant pour une courte discussion, en laissant ma belle-mère dans la voiture. Quand Nelson m’a raccompagné, il l’a aperçue. Il m’a toisé et lui a dit: « quel homme avez-vous donc laissé votre fille épouser ? Quelqu’un capable de vous abandonner seule dans une voiture ! » Jusqu’au bout, sa préoccupation pour tout ce qui concernait la dignité de l’être humain passait avant tout autre question. Il s’inquiétait de la même façon pour son jardinier, son chauffeur, sa cuisinière que pour sa propre famille.
SON PRINCIPAL DEFAUT
Il était trop généreux ! J’aurais trouvé très difficile d’absoudre certains de ceux à qui il a pardonné. Après sa libération, il a invité à déjeuner son procureur et pris le thé avec la veuve d’un de ses pires accusateurs ! Le pardon a toujours été son credo. Lorsque nous étions à l’université, nous avions décidé un jour de donner un dîner pour 50 convives. Nelson a beaucoup insisté pour que je retrouve un étudiant blanc qui avait été dans sa classe une autre année. Pendant des semaines, j’ai cherché ce garçon, sans succès. Nelson me demandait très régulièrement des nouvelles de mes recherches, au point que j’ai fini par l’interroger : « Pourquoi es-tu si avide de le retrouver ? » « Parce que lorsque nous étions dans la même classe, m’a répondu Nelson, je me suis assis un jour à ses cotés. Ce garçon s’est alors levé pour s’installer à l’autre bout de la pièce. Je voudrais le voir pour lui rappeler ce souvenir, lui serrer la main, et lui dire de ne pas s’inquiéter, que je lui ai pardonné ». Sa vie durant, Nelson a délivré le même message : passons l’éponge, regardons vers le futur. C’est la marque d’un être magnanime.